Du nomadisme, vagabondage initiatique.

Michel Maffesoli, sociologue, Professeur à la Sorbonne, a offert au public des Imaginales Maçonniques et Esotériques une conférence brillante. Il parle d’une forme du voyage : le « nomadisme », les « vagabondages initiatiques ».
Son propos va à l’encontre de banalités comme celles qui consistent à penser que, de manière linéaire, l’humanité serait partie de la barbarie pour arriver à un état de civilisation. Il conteste donc le mythe du progrès. Le progressisme ne correspond pas à grand chose.

Au contraire, l’histoire est faite de cycles, qu’il appelle des époques, rappelant qu’en grec « époque » signifie parenthèse. Sa thèse consiste à dire que nous sommes en train de fermer la parenthèse moderne. Tout passe, tout casse, tout lasse : il y a une impermanence de la vie, et en ce sens seulement une continuité. Son premier présupposé est ainsi qu’il n’y a pas de continuité, mais qu’il y a des époques.

Deuxième présupposé : à partir du moment où il y a des changements d’époques, il faut trouver les mots pertinents. La parole est fondatrice. Michel Foucault rendit attentif à cela : notre espèce animale n’est ce qu’elle est que parce qu’elle parle. Une amitié par exemple n’existe que parce qu’elle se dit. Les mots et les choses concerne cette action-rétroaction : c’est parce qu’on sait dire quelque chose que cette chose s’organise. Cela s’appelle une épistèmè, mot grec qui signifie la connaissance qui organise, qui structure. L’épistèmè de la Grèce antique, c’était la mythologie : elle traduisait ce qu’était la Grèce antique. Athènes a une interprétation de la mythologie : c’est la vie athénienne. Sparte a une interprétation de la mythologie : c’est la vie spartiate. En fonction de la manière que l’on a de dire les choses, les choses s’organisent. Or, quand nos mots ne sont plus en congruence avec ce qu’on vit, notre monde s’écroule. Il importe de trouver les mots les moins faux possibles.

Troisième présupposé : il ne faut pas s’attacher forcément à ce qui est visible : il y a un rapport entre l’invisible et le visible. Ce qui fait l’importance du secret, c’est qu’il est ce rapport entre le visible et l’invisible. La vérité, comme le dit explicitement le mot grec alèthéia, est précisément le dévoilement du caché, de l’invisible devenant ainsi visible. Pour qu’il y ait du visible, il faut qu’il y ait de l’invisible. Or, dans les moments de détresse théorique, il y a un décalage entre le vécu et le penser. Il existe des moments où le peuple fait sécession. Machiavel montre par exemple le décalage entre la pensée du palais et la pensée de la place publique. C’est dans ces moments qu’il faut faire un effort de pensée : il est des lieux et des temps où il faut réussir à penser, à saisir, ce qu’est l’esprit du temps. Cette idée est hégélienne, ainsi que jungienne. Pour Jung, la saisie de l’inconscient collectif, de l’archétype, est nécessaire pour réfléchir sur les choses, quelles qu’elles soient.

On peut donc penser qu’il existe une sorte de balancement, des époques qui alternent. Chaque trois-quatre siècles, une figure dominante cesse et laisse la place à une autre figure dominante.

Chaque époque a son style. Le style, au sens propre du terme, c’est ce par quoi une époque se dit, s’écrit. Le style, c’est le stylo, le stille, l’instrument qui permet d’écrire. Il y a un style statique. A d’autres moments, il y a un style dynamique. Le style statique correspond aux époque parménidiennes : prédominent alors une structure verticale, le patriarcat, une réduction de l’être. Georges Steiner distingue en effet deux formes d’être : l’être est l’infinitif à certains moments, mais devient un être nominal à d’autres moments, être nominal que l’on va nommer « Dieu » par exemple. Ce glissement de l’un à l’autre, c’est la fin d’une stabilité. A d’autres grands moments, donc, le style devient dynamique. On quitte un style statique pour arriver à un style dynamique : une force s’exerce, on ne s’enferme pas dans une identité spécifique.
Chaque mouvement culturel fort est précédé d’un intense mouvement. Werner Jaeger, dans Paideia, La Formation de l’homme grec, montre comment se constituent les cités grecques. Avant qu’elles se cristallisent, il y a une intense circulation de forces dionysiaques. On ne peut penser la civilisation gréco-latine que parce qu’il y a cette intense circulation. D’après Carl Schmitt, on ne peut penser l’Europe que parce qu’il y a une circumnavigation. Pour qu’il y ait cristallisation, il faut qu’il y ait d’abord circulation. Si on s’intéresse à l’idée de commerce, on se rend compte qu’il n’y a de commerce des biens que parce qu’il y a un commerce des idées, et un commerce amoureux. Pour Durkheim, parce qu’il y a circulation, il y a effervescence de la vie. Avant toute institutionnalisation, il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’instituant, de la vitalité.

C’est la métaphore de la post-modernité. Ce qui y est en gestation, c’est le retour du dionysiaque. Ca re-circule. Il y a du commerce. On vit une multiplicité d’identités.

Ce qui a été le pivot de cette modernité, du contrat social, de toutes nos institutions, c’est l’invention de l’individu-un, formulée par l’idée cartésienne selon laquelle je pense, donc je suis, dans la forteresse de mon esprit. Au 18ème siècle, Rousseau invente le contrat social : pour qu’il soit possible, il faut un individu qui soit un. Cela a correspondu au style statique. Or, ce style statique a laissé la place à autre chose. Cet individu-un n’existe plus. On pense à Rimbaud : « Je est un autre ». On redécouvre la fragilité des identités. On participe à des identités multiples : sexuelles, institutionnelles, idéologiques. Un individu, c’est un indivisible. Une personne, au contraire, ce sont des masques : nous avons des masques à notre disposition.

D’où une religiosité ambiante, qui n’est plus cantonnée à des institutions précises. D’où un vagabondage personnel, comme le « lâcher-prise », les techniques du new age californien, la fête comme un « je m’éclate » (nota bene). Cette expression signifie que je n’existe que par et dans le regard de l’autre, ce qui correspond à une hétéronomie. C’est l’autre qui me crée, qui me dit comment je m’habille, ce que j’aime, comment je me comporte, … Le vagabondage personnel est un éclatement de soi vers l’autre.

D’où aussi la multiplication des pèlerinages, qui signifient un désir d’altérité, la recherche de l’autre. Dans les périodes de réduction à l’un, les institutions, l’individu, la manière de penser, se réduisent à l’unité. Au contraire, dans les périodes d’errances affectives, de vagabondage personnel, revit l’homo viator et l’idée du voyage. Ce changement correspond à ce que Michel Maffesoli appelle un « changement de style ».

D’après Gilbert Durand, quand on regarde l’histoire sur une longue durée, on distingue deux formes d’imaginaires : d’une part, un régime diurne, dominé par la raison, la verticalité du sachant, la loi du père, l’idée d’éducation. Cet imaginaire correspond au style statique. D’autre part, un régime nocturne de l’imaginaire – qui est le régime actuel – caractérisé par l’horizontalité, la loi des frères, le retour de l’ « afrèrement », la prévalence de l’imitation. C’est dans ce régime qu’existe le nomadisme et que le savoir se transmet non pas de façon verticale, mais par initiation : le sachant ne tire plus (é-duquer, ex-ducere, c’est « tirer hors de »), puisque dans l’initiation, il s’agit de faire ressortir le trésor qui est là, caché : cet imaginaire correspond au style dynamique.
Le problème, c’est que dans ce glissement, ce n’est plus la liberté qui est la valeur essentielle. Le propre de la liberté est d’être une belle idée moderne, de foi en soi. Dans le nomadisme et l’initiation qui est en jeu, ce qui est pré-moderne et revient dans la post-modernité, c’est l’idée de dépendance : s’accorder à l’autre, s’ajuster à l’autre, à la nature et au « sacral ». Max Scheler parle de l’émergence d’un ordre de l’amour, qui est un ordre de la dépendance. Cela correspond à une conception de l’interaction, de l’interactivité. Pour Max Weber, le phénomène de l’ « émotionnel », qui est une ambiance dans laquelle on baigne, est le signe qu’il n’y a plus d’enfermement de soi en soi. On est en relation à l’autre. Prévaut l’idéal communautaire – qui n’est pas le « communautarisme ». La res publicae ne doit alors plus être pensée comme une et indivisible, mais au contraire comme une cohésion à partir d’une diversité, c’est-à-dire comme une mosaïque.

Le paradoxe en jeu actuellement, c’est la synergie (qui est une démultiplication des effets) de l’archaïque et du développement technologique : l’archaïsme de la tribu trouve l’aide du développement technologique. Le cœur même de cet idéal, c’est l’empathie, le pathos. En est le signe la multiplication des mots précédés du préfixe co- (cum, en latin, avec) : colocation, covoiturage, … On est relié à l’autre et non enfermé en soi : la forteresse a éclaté. Le mot « reliance » signifie à la fois être relié à et – c’est là son sens anglais – ce qui est établi en confiance. Dans le nomadisme, on est toujours en relation, toujours en confiance.
On est donc en train de passer de l’ère du « je » à l’ère de l’ « autre ». L’initiation consiste à apprendre à se déprendre de soi d’une part, à avoir des identifications multiples d’autre part. Il s’agit ainsi de passer du « petit soi » à un « grand soi », selon l’idée de Jung. Ce « grand soi » s’établit dans le rapport à la nature, au sacral, à une communauté. Il consiste à n’exister que par et sous le regard de l’autre. Gilbert Durand parle d’une orientalisation du monde : ce rapport à l’étrangeté, cette ouverture à l’autre, est le propre du nomadisme. Dans ce rapport, l’Autre est gardé en tant que tel. L’Autre est : le groupe, la nature (on parle alors d’éco-sophie), une déité – il s’agit alors d’une forme de religiosité contemporaine, qu’on appelle le sacral. Le cœur de la recirculation du commerce, c’est d’apprendre à se déprendre. Connaître, c’est naître avec l’autre. Je ne me reconnais qu’en reconnaissant que l’autre reste dans son altérité.

Pour Kuhn et Weber, le propre de la technique durant la modernité est d’avoir désenchanté le monde. Avec la cyberculture contemporaine s’opère une ruse de la technique : par cette technique même, nous vivons un réenchantement du monde, qui se fait par un retour du nomadisme et de l’initiation.

Walter Benjamin disait que chaque époque rêve la suivante et qu’il faut accompagner ce rêve pour échapper au cauchemar.
La Modernité a réduit l’être à la réalité économique, politique, sociale. A côté de cette réalité rachitique, il y a le réel, qui est gros de l’irréel. Nous sommes une espèce animale qui a besoin de l’irréel.

Retour en haut